Balades littéraires

Leurs vies éclatantes

En route pour une nouvelle balade littéraire ! Cette fois, c’est sur les traces du roman de Grégoire Polet, Leurs vies éclatantes, que je vous propose de partir.

Le roman se déroule à Paris, durant une semaine d’un mois de mai caniculaire, entre l’organisation d’un mariage et celle d’un enterrement. La construction fait penser à un kaléidoscope car on suit une vingtaine de personnages qui, bien évidemment, vont se croiser.

Ce livre est une véritable traversée de Paris. Il est donc idéal pour faire une balade littéraire. 

 

Édition utilisée

Pour cette balade, j’ai utilisé l’édition Folio.

Cartographie des lieux

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1. Place Saint-Sulpice

Paris, six heures trente. Henri casse des noix. […] Il aime l’aube. Il aime voir, droit devant lui, par sa fenêtre, cette baie éclairée dans la tour gauche de Saint-Sulpice. Il aime ce spectacle, dont il a l’habitude, et qui lui fait penser à un phare dans la nuit. L’idée est banale, mais il l’aime bien. C’est son Quasimodo à lui, mystérieux habitant d’une tour d’église, compagnon sans le savoir de ses aurores de vieil homme insomniaque.
Il est gris. Il s’arrête de casser des noix. Quelque chose, comme une joie, lui étreint la poitrine. L’émotion lui monte aux yeux, et tous les sentiments de sa vie. Il a du mal à respirer, comme une béance, un vide, une implosion dans la poitrine, le serrement des côtes. La douleur monte dans les mâchoires. Réflexe d’homme généreux, sous le coup du mal il se lève. Le livre de sa fille tombe sur le tapis, avec le casse-noix. Il est debout, ses oreilles bourdonnent, il n’entend plus rien, il ne voit plus, il revoit feu sa femme, il tombe devant lui, il heurte le lampadaire.

p. 19

 

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2. Place Saint-Sulpice

Trois des quatre filles d’Henri Jacot ont pu, toutes affaires cessantes, accourir à l’appartement de la place Saint-Sulpice. Edith, en revanche, est toujours injoignable. Dans le salon, où Henri ce matin s’effondra, Arnaud se tient debout, le coude posé sur le manteau de la cheminée. Il fixe les yeux sur les lames du parquet et la frange grisâtre du tapis. Sa mère, derrière lui, plus petite, le cajole nerveusement et, le bras en l’air, lui caresse les cheveux. Assise dans le divan bleu, sa tante Sylvie, la deuxième des filles Jacot, qui vient d’arriver, s’énerve après sa soeur et manipule le casse-noix. Le livre d’Edith est fermé sur le guéridon. Le lampadaire est debout. Éteint. Zoé, la dernière, qui est infirmière et qui a l’habitude, a lavé son père et termine de l’habiller dans la grande salle à manger.

p. 22-23

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3. Église Saint-Sulpice

Dans l’église Saint-Sulpice, parmi quelques visiteurs qui se demandent quoi photographier dans cet antre bizarre, Héloïse Conard, accompagnée de la fleuriste et d’un consultant feng shui d’un mètre soixante, maigre comme un haricot et habillé en vert granny, prépare son mariage. Elle verrait bien, là et là, et là aussi, des fleurs, des arums attachés aux dossiers de chaise avec un lien de paille, pour marquer l’allée centrale, et deux boules de buis sur long tronc nu à l’entrée.

p. 25

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4. Bastille

Arnaud croise, venant du boulevard Richard-Lenoir, un célèbre auteur espagnol qui se met la main sur le cœur et qu’il ne connaît pas. Devant la Bastille, un grand envol de pigeons transforme cet instant d’Arnaud en une ravissante photographie qu’un petit homme assis en terrasse regrette de n’avoir pas prise. Maud est déjà là. Arnaud lui sourit et vient s’asseoir en face d’elle.
Salut. Qu’est-ce que tu bois ?
Je ne sais pas. Un tonic ?
Oui. Mon grand-père est mort, cette nuit.

p. 36

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5. Rue Saint-Honoré

Maud entre enfin. Tout en noir. Son pantalon est si ample qu’il semble une jupe quand elle marche. Elle porte un bustier sans bretelles et une étole de lin. Elle dit coucou. Elle n’a pas pour Arnaud de geste particulier.
Quand elle se penche en approchant le tabouret du clavier, son gros collier de corail balance sous le menton. La musique se tait. Elle pose aussitôt sur le piano quelques accords mous qui évoquent vaguement le jazz d’Art Tatum. 

p. 63

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6. Théâtre des Champs-Elysées

En ce moment, dans le vaste auditorium de musique du Théâtre des Champs-Elysées, s’achève une répétition. Les musiciens de l’orchestre remballent leurs instruments, s’en vont déjà, ne s’en vont pas encore, chacun à son rythme, et la soliste, qui s’est levée, ne s’éloigne pas de son piano.
Donc, demain, on ne répète pas ?
Palpant la peur dans la voix de la pianiste, le chef d’orchestre, en polo bordeaux :
Mais tu as été parfaite. C’était magnifique non ?
Il lui passe autour du cou son vieux bras musclé, dessiné, couvert de poils grisonnants.
Et ton adagio, comme tu l’as pris ! Avec une douceur dominée ! J’aurais pu m’arrêter de diriger, l’orchestre t’écoutait, tu n’as pas idée.
Aux musiciens de l’orchestre qui n’ont pas encore quitté la scène, le chef demande :
Dites, Isabelle se fait du mouron…
Voyons, vous étiez sublime !
Vous êtes sublime ! 

p. 122

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7. Rue de la Roquette

– Qu’est-ce que je donnerais pour être à sa place, là, maintenant, tu vois, au lieu de me morfondre comme une conne !
Derrière un rideau cramoisi pudiquement tiré sur la petite fenêtre du cinquième, au numéro 98 de la rue de la Roquette, Maud et Arnaud sont assis sur un divan passablement défoncé et recouvert d’un plaid bleu.
Merci pour moi…
Je ne dis pas ça pour toi, tu sais bien.
Jouxtant le divan, il y a le modeste piano droit en vieux bois mat. Arnaud y appuie sa tête.
Être à la veille d’un grand concert au Théâtre des Champs-Elysées, avec Buber à la baguette… Ça doit être électrique, délicieux.
Ça doit surtout foutre les boules.
Non, le trac et la peur, c’est très différent. Dans le trac, il y a un pressentiment d’euphorie. Tu ne connais pas ça. 

p. 137

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8. Le Select

Au Select, à Montparnasse, dans la salle du fond, devant deux cafés bus. Les yeux d’Edith Jacot ne cessent de s’accrocher à la rosette de la Légion d’honneur fixée au revers du veston de Joseph Conard.
Je l’ai envoyé [Arnaud] étudier en bibliothèque. Je crois qu’il a pas mal trébuché sur la mort de son grand-père. Je veux dire, de mon père. Alors, il doit se relever. Mais, tu comprends, il faut l’y aider.
Tu as mille fois raison, Edith. Mais aussi, que ne s’est-il présenté comme ton neveu au téléphone ! J’eusse été moins sec ! Je déteste qu’un étudiant m’appelle sur ma ligne privée, si je n’en vois pas la cause.
Les yeux de Joseph Conard ne cessent de s’accrocher à ceux d’Edith, qui fuient derrière des lunettes à grosse monture.
L’enterrement a lieu jeudi matin, c’est cela ?
Oui. Précisément en même temps que ton examen. Impossible de trouver un autre moment. Les curés de Saint-Sulpice sont débordés, mes sœurs ont…
C’est à Saint-Sulpice ? Comme c’est étrange ! Justement, samedi matin, j’y marie ma fille. Ce n’est pas une sotte mais elle se marie sottement à un sot qui a une particule. 

p. 139-140

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9. Rue des Francs bourgeois

Debout quelque part dans le quinconce d’orangers qui pose sur la cour pavée de l’hôtel particulier son jeu stable et ses perspectives changeantes, Héloïse Conard, immobile, pinçant du bout des doigts une fleur tendre et blanche, hume les yeux fermés le parfum pénétrant qu’elle sentira en entrant au bras de son père dans l’église, samedi prochain. Fleur, la fleuriste, l’a plantée là, tandis qu’elle court de la cour au camion, du camion à la cour et aux salles de réception, distribuant des instructions pour que les plus feuillus des orangers soient vers le centre et les plus dégarnis contre les murs, pour que les vases sur l’escalier du perron soient nettoyés des grosses traces de doigts, pour qu’il y ait plus d’eau dans les roses et moins dans les oeillets. Le camion doit partir, absolument, céder sa place à celui du traiteur, qui attend et qui bloque le reste de la rue de Francs-Bourgeois.

p. 245

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10. Rue de Seine

– Oh, parler, parler. De quoi parler ? Grand-père est mort et puis c’est tout.
Traverser la Seine piquée par la pluie forte et tourmentée. Monter malgré le tonnerre, s’élever au-dessus des immeubles où pas d’autre oiseau ne vole. Passer, voir en dessous le trou carré des cours intérieures.
– J’ai agi. Je n’ai pas arrêté d’agir. Je suis sorti avec une fille qui n’est même pas venue à l’enterrement. J’ai rencontré des gens. J’ai bu de l’alcool. Je n’ai pas étudié. Pas révisé. J’ai découché. J’ai connu des joies.
Survoler la rue de Seine à travers la difficile grisaille de l’orage qui s’abat, pleuvant des éclairs lourds comme des plombs. L’averse pêche à la ligne dans la ville. Des milliards de lignes. Les rues sont des ruisseaux.

p. 342

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11. Cimetière du Montparnasse

Les pieds dans les allées boueuses du cimetière du Montparnasse, les endeuillés regardent le cercueil mouillé d’Henri Jacot descendre dans la fosse et rejoindre celui de son épouse. Du goupillon du prêtre l’averse d’eau bénite se mêle à l’averse d’eau de pluie, comme si toute cette eau n’avait été tantôt que larmes et maintenant n’était que bénédiction sur le cercueil, sur la fosse, sur la tombe, sur le cimetière, sur la ville. L’arc-en-ciel qui s’affirme est accueilli d’ailleurs par ceux qui le voient comme un événement radieux, consolateur, amical. Une participation du monde à ce moment particulier, ajoutant au geste des enfants d’Henri, de ses beaux-enfants, de son petit-fils, de Maud, des amis d’Henri, qui jettent l’un après l’autre dans la fosse une poignée de terre et une poignée de pétales, une lueur d’espoir, un sourire dans les larmes, un supplément de sincérité.

p. 353

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