Balades littéraires

Grand Platinum

Quel plaisir que de réaliser une balade avec l’auteur du livre sur les traces duquel nous partons !  Je n’ai bien évidemment pas pu refuser la proposition d’Anthony van den Bossche lorsqu’il m’a soumis l’idée d’un parcours à deux voix, retraçant l’incroyable chasse aux carpes de son roman Grand Platinum ! En route pour de nouvelles aventures ! J’espère que cette balade un peu particulière vous plaira. Les photos en couleur ont été prises par mes soins et celles en noir et blanc sont celles d’Anthony van den Bossche.

Édition utilisée

Cartographie des lieux

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1. Mare du Grand Palais

La carpe approcha dans une gaine d’écailles ardoise aussi parfaitement rangées que les tuiles d’un toit bourguignon. Elle détailla la courbe indolente du Chagoï, souriant à cette vieille amie qui avait pris du poids, puis une demi‐ douzaine d’autres Koï ondulèrent vers elle avec des bouches affamées lançant des baisers. Elle posa la main gauche à plat sur l’eau quelques secondes, puis la droite. Elle aperçut Mario, le Kikokuryu de son frère aux flancs aluminium tachetés de clémentine, baptisé l’été où le garçon se passionnait pour Mario Kart. 

Elle fit appel à Mehdi pour nommer le poisson porcelaine au front tamponné d’un soleil rouge qui se propulsait de l’autre côté du bassin avec une aisance d’abeille.

– Un Tancho, lui apprit le jeune homme.
– Et celle‐ci ?
Elle désigna une carpe pâle aux motifs de papier peint déchiré sur un mur de plâtre.
– Un Goromo, répondit Mehdi en suivant le doigt tendu de Louise.
Chaque carpe était une provocation graphique à l’ordre graphique de la nature ; leurs écailles colorées émergeaient de la masse d’eau sombre comme une révélation qui tranchait sur les verts, les bruns et les gris du bassin. Les Koï étaient une mutation spontanée détournée par l’homme, un frémissement génétique dont il n’existait pas de traces écrites.

p. 20-21

Avenue Maréchal-Maunoury

2. Avenue du Maréchal-Maunoury

Avec ses éphémères allocations d’intermittent du spectacle il avait trouvé refuge au bout de Paris, sur cette avenue ponctuée d’ambassades revêches et de bâtiments récurés comme des canines. Il était resté prostré de longues semaines à écouter l’eau usée des voisins chuter dans les parois de l’immeuble, visualisant les étrons et la crasse qui naviguaient entre les murs ; chaque aube était une vague qu’il hésitait à prendre, seule la faim l’attirait dehors. 

Puis on lui avait proposé de devenir lecteur de scenarii : des histoires arrivaient par courrier dont il devait soupeser les chances de succès. Ses fiches de lecture étaient précises et sans appel, la production qui l’employait avait vite respecté cet immense jeune homme cloîtré qui ne répondait jamais au téléphone, sortait les oreilles scellées de gros écouteurs et avait débusqué trois succès.

p. 28

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3. Paris

Par goût du manque, il avait passé sa vie à arrêter : l’ivresse des apéritifs, l’exaltation de la cigarette, la consommation du sucre puis celle du gras, et la douce adrénaline des disputes. Comme tous les grands sceptiques, il aimait les débuts et les fins d’histoire, les naissances et les effondrements. Il se nourrissait aux comptoirs des bars, se lavait au hammam, marchait dès l’aube vers les parcs pour surveiller ses Koï, lire et fumer un cigare les soirs de beau temps. Il vivait dehors avec ce que les Japonais appellent le hinkaku, la prestance des carpes. Cette façon d’évoluer avec grâce entre deux eaux, d’envahir l’espace de sa présence douce et altière. Il se réchauffait au coin de la ville dans le crépitement des évènements.

p. 39

Strasbourg Saint-Denis

4. Faubourg Saint-Denis

Louise contourna l’arc de triomphe du Faubourg Saint‐Denis, accueillie par la litanie des alarmes des trottinettes en libre‐service, crissant comme des grillons électriques, tyrannisées par des adolescents. Devant Chez Jeannette, Musa dormait debout, plié en deux, la joue posée sur un capot de voiture, ses chaussures ressemelées au scotch plantées dans l’eau du caniveau, indifférent aux clients installés en terrasse avec leur ordinateur portable. Entre deux primeurs, le patron d’un bazar avait entrepris une série de pompes dénombrées à haute voix par un jeune Indien sur le trottoir opposé. Louise était là chez elle. Comme tous les ex‐bourgeois et les ex‐prolos, elle avait « trouvé refuge dans la modernité et le dixième arrondissement », aimait‐elle provoquer ses interlocuteurs perplexes de la rive gauche. Quartier indien, bobo, africain, hipster, polonais, rom ou afghan, le faubourg Saint‐Denis regroupait une communauté allogène du manque. Mélancolie migratoire, provincialité décomplexée, survivance sans papiers, dilettan‐ tisme aux pères absents, aux mères fuyantes ; habiter le dixième, c’était regarder l’avenir avec le besoin de tenir le passé à distance. Elle laissa derrière elle une dispute entre buveurs qui fit sursauter deux mannequins aussi gracieux que des queues de comète persistant quelques secondes sur la rétine des passants.

p. 40-41

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5. Paris

Louise a rencontré un jeune homme, Vincent, à une soirée chez un ami. Elle le revoit dans un restaurant parisien.

Ils s’étaient revus. Il surgissait à leurs rendez‐vous comme un dieu jaloux, ne consultait jamais le menu des restaurants et commandait des sensations : du frais, de l’acide ou du suave. Il laissait le serveur choisir en la dévisageant comme si elle était le plat le plus savoureux de la carte. Elle le regardait égoïstement tomber amoureux ; incapable de comploter avec lui contre le reste du monde. Il fallait arrêter ce début d’histoire. À trente‐deux ans, elle avait acquis une certitude : la longévité d’un couple se mesure au nombre d’occasions manquées de se quitter.

p. 45

Place Vendôme

6. Place Vendôme

– Je les emmerde, les écolos ! Ils ont réussi une seule chose en trente ans : tuer tout respect pour la nature. 

Il vérifia l’âcreté du paradoxe sur le visage de son interlocutrice. 

– On ne peut pas respecter un truc qu’on nous demande de protéger, c’est absurde. Personne ne respecte la faiblesse. Personne n’admire la fragilité. Le fonds de commerce écolo, c’est le paradis perdu : on a tous un souvenir de pêche au bord de la rivière avec papa. Mais retrouver le paradis perdu, c’est un projet de vacances d’été, pas un projet politique. Et, de toute façon, personne ne veut se priver. Même pour éviter la fin du monde. 

– Personne de ta génération, coupa Louise. 

– Tu as raison. Mais la nouvelle génération achètera aussi un canapé et partira en vacances deux fois par an. Le confort n’est pas une option, c’est une pulsion.

p. 51-52

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7. Île Saint Louis

Louise se rend sur l’île Saint-Louis où se trouve la carpe Saito, qui a été revendue par le jardinier Thomas à un particulier. Elle se débrouille pour accéder à l’appartement et à la carpe…

La gardienne était retournée à son prétendu ménage. Au bout du couloir, Louise délaissa la cuisine pour trouver l’escalier qui conduisait aux chambres, puis au toit arboré. Des buissons de laurier et de romarin, des rosiers, quelques amarantes et une demi‐douzaine d’arbres fruitiers, pommiers, pruniers, figuiers et cerisiers en fleurs, encerclaient un carré de tomates étagées avec un soin de prélat. Face au jardin suspendu, un échafaudage grimpait aux flancs de Notre‐Dame pour préparer la restauration de sa flèche et combattre l’érosion qui chaque jour amaigrissait imperceptiblement la cathédrale. De l’autre côté, trois marches donnaient sur un promontoire où des roseaux trahissaient la présence de l’eau en plein ciel. Louise approcha du bassin, dont les limites disparaissaient sous la végétation rampant tige à tige pour conta‐ miner le panorama de carte postale. Dans l’eau calme évoluaient quelques carpes brunes. Puis une silhouette blanc, rouge et noir se détacha sous la surface. Louise sursauta en découvrant les mosaïques monstrueusement vives qui ondoyaient vers elle au milieu des poissons de rivière. Elle n’avait pas vu Saito depuis des années et avait oublié les émaux éclatants déposés en miroir sur son dos. Inconscient de son extravagance, Saito approcha comme ses congénères, associant la visiteuse à une distribution de nourriture.

p. 60

Mosquée

8. Grande Mosquée

Le père de Louise passait le premier. Il s’allongeait sur la pierre à peine rafraîchie, fermait les yeux et attendait le supplice. Le Maire saisissait les branches pour s’en faire un éventail à chaque main, s’assurait que le patient était bien installé, puis attrapait la chaleur un bon mètre au‐dessus des têtes pour la rabattre sur le dos offert qui transpirait déjà. Les touristes pouvaient croire à une pantomime ; les rameaux s’élevaient, tombaient, s’arrêtaient à quelques centimètres de la peau, le client criait. Aucun contact. Le massage était invisible. Mais les habitués savaient la puissance de la chaleur attrapée dans son envol avant qu’il l’abatte sur leur corps. Tous les trois ou quatre coups, le Maire soulageait la peau endolorie d’une zigzagante caresse de rameau. Puis le volontaire criait grâce. Ou bien le Maire était en nage, à bout de souffle. Il essuyait le dos ruisselant à la menthe, dont le parfum était happé par chaque pore béant, buvait de longues goulées d’eau glacée et appelait le suivant. On n’attendait pas son tour, on était invité. Et une invitation signifiait cooptation.

p. 66-67

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9. Notre-Dame

La foule s’agglutinait déjà sur les berges devant Notre‐Dame, se haussant sur la pointe des pieds pour apercevoir la cime fumante. Parisiens graves, venus communier par la présence de leur corps devant l’amputation, coupables d’avoir manqué le feu, de ne pas avoir été là, comme Louise. Touristes photographiant l’absence de flèche, puisque vivre un moment historique valait bien mieux que visiter un monument historique. Vérifier la beauté d’une destination ne suffisait plus. Atterrir dans une situation était le gage d’un instant précieux ; guerre civile, manifestation, incendies élevaient les photos de vacances au rang de reportage. Pourtant, cette foule disparate était touchée. La peur comme les grandes joies ont la capacité de nous faire tenir quelques heures dans une humeur commune ; de détourner notre attention des événements manufacturés contre l’ennui. Louise resta avec les autres, dans leurs pas engourdis et leurs paroles chuchotées.

p. 102-103

Square des Batignolles

10. Square des Batignolles

Louise sentit le frisson de la pêche envahir son bassin. L’instant mystique de la prise, lorsque le pêcheur prend possession d’un corps étranger, brisant net sa course libre ; une seconde, maître de l’eau et de la terre. Elle attrapa un seau, fascinée par la texture du poisson. Le glacis des écailles était fracturé par un entrelacs de peau douce ; un maillage aussi précis que le filet où se débattait le Kigoï. Chaque losange d’écaille était parfaitement détaché des autres. 

– Le fukurin, chuchota Mehdi. Quand certains poissons grossissent, ils ne rentrent plus dans leurs écailles. Alors elles s’écartent pour faire de la place. Et la peau apparaît.

Elle posa délicatement la mosaïque vermeille sur la berge et ramena la lumière vers Mehdi ; deux Ochiba bleus mouchetés de pastel orange se jetèrent dans le faisceau avant de s’évanouir à nouveau dans l’eau sombre, chassés comme des billes par un Kohaku rouge et neige. La pêche miraculeuse aurait bien lieu. Avec un soin d’entomologistes, ils cueillirent les carpes une à une et les déposèrent dans des bulles d’eau plus petites, dont ils scellèrent le clapotis. Les poissons tournaient dans l’espace amoindri comme des lucioles effrayées, donnant des coups sourds qui résonnaient dans leurs muscles. Le Maire jaugea à leur démarche les masses qu’on allait lui passer et tendit les bras derrière la grille.

p. 118-119

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11. Square du Temple

La lumière traça un nouveau cercle de pêche. Les carpes entrèrent en piste. Les blancs, les rouges, les noirs, les oranges étaient encore plus éclatants. Chaque motif était parfait, chaque couleur aussi implacable que du pigment pur, tatoué sur une peau à la nudité dérangeante. Rompu à la manœuvre, Mehdi maniait le filet pour couper l’errance mélancolique des carpes ; Louise jouait à l’éclairagiste, tendait les seaux, recueillait les poissons et les déposait aux pieds d’Ernesto, qui vérifiait un à un les spécimens à la flamme de son briquet.

p. 124

Mare Musée de l'homme

12. Musée de l’Homme

Accrochée à la colline du Trocadéro, une cascade chutait depuis un siècle dans un bassin desservi par son escalier de fausses branches ; variation du même rêve, produit en série par Alphand et ses jardiniers, comme si la nature avait toujours existé dans l’imagination des hommes. « Une dernière mare, puis le Grand Palais. » Degré par degré, ils rejoignirent le jardin ouvert à toute heure. Louise laissa Mehdi distinguer les Chagoï automnaux qui évoluaient parmi les carpes municipales. Les koishi avaient poussé le vice jusqu’à produire des couleurs plus naturelles que les étangs ne pouvaient en accoucher. Ce vert thé, ce brun châtaigne et ce noir tarentule se fondaient dans le décor, sans jurer parmi les poissons de rivière. Pourtant, chaque reflet était une exagération, une fiction graphique, une super normalité aidée par l’homme, aussi outrancière qu’un projet de Stan.

p. 139-140

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13. Quais de Seine

La carpe émergea sous les arches. Une barge remontait à sa rencontre, chargée d’une longue cargaison de sable ; une portion de plage, déménagée pour être coulée dans le ciment, qui fonçait sur le Sanke entravé dans sa camisole de plastique. Le bateau allait le frôler, à droite ou à gauche, et l’envoyer valdinguer vers l’une des deux rives. La ville, les badauds, les automobilistes ralentissaient autour de Louise, hypnotisés par le poisson triomphal voguant sur le fleuve. La barge était sur Saito. Elle oublia Paris, l’Yonne, le froid ; elle enleva son pull. La carpe réapparut dans les remous, ballottée vers la rive droite. Louise descendit sur le quai, se débarrassa de son T‐shirt, de ses chaussures, de ses chaussettes. La carpe glissait sur le déferlement glacé, étincelante, à quelques coups de bras seulement. Louise posa ses orteils au bord de la ville, éprouva la solidité de la berge, derrière elle il y avait Paris, une mare et le Grand Palais, en amont il y avait le Morvan, des étangs et des collines humides, dont il suffisait de gratter la pente pour faire jaillir une source. On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. Elle plia les genoux, comme son frère lui avait appris, et plongea vers Saito.

p. 150

Bois de Boulogne

14. Bois de Boulogne

Elle ouvrit les yeux dans le vert complet, peau hérissée par la fraîcheur soudaine. Un parfum âcre de déjections, mêlé de feuilles mortes et de chlorophylle juvénile, la tira de l’engourdissement. « Il habite à côté et il est en retard. » Elle avait demandé un moment pour s’échapper vers la folie posée sur la pointe embroussaillée de l’île, guetter la minuscule barge qui assurait la traversée des clients et s’adonner au temps épais de l’attente. Elle savait l’attendre. Elle connaissait l’imminence de sa présence ; l’écho avant‐coureur de son arrivée. Il arrivait toujours.

p. 151

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