Aujourd’hui, nous partons sur les traces du roman Casting sauvage de Hubert Haddad.
Un grand merci aux éditions Zulma qui m’ont contactée il y a un moment maintenant pour me proposer de m’envoyer ce livre se déroulant à Paris.
Une proposition bien ciblée puisque ce roman est une véritable cartographie de la capitale et que sa lecture m’a donné envie de partir suivre Damya, le personnage principal.
Ce texte est construit comme une mosaïque où le lecteur découvre progressivement des éléments lui permettant d’appréhender l’histoire du personnage.
Je ne vous en dis pas plus pour vous laisser découvrir ça au fil de la balade !
J’espère que ça vous plaira et que les citations que j’ai choisies vous permettront d’apprécier l’écriture poétique et délicate de Hubert Haddad !
Cartographie des lieux
1. Pont d’Austerlitz
Plus loin, Damya traverse sans hâte le pont d’Austerlitz. À quelques mètres d’elle, égaré par l’instant, un homme se penche inconsidérément par-dessus le parapet. Très maigre, le crâne mal vissé aux vertèbres, il semble lamper les remous en aveugle. Ce matin, gage Damya, ce sera lui ou personne. La fée de la rencontre l’a mis sur mon chemin. À proximité, elle ralentit le pas en confidence. Les pantins de la vie alentour courent vers leurs fonctions sans fléchir, indifférents à l’ouverture du fleuve. Mais l’homme-oiseau existe bel et bien : son immobilité, ses formes anguleuses, ses pattes raides comme des bâtons…
– Bonjour, dit-elle dans un souffle.
Il semble n’avoir pas entendu mais sa tête pivote légèrement et un sourire étire la peau bistrée de son profil. Quelque chose en lui se dénoue ; d’un mouvement d’épaule il s’arrache à la contemplation du fleuve.
– Vous êtes danseuse ? dit-il d’une voix absente.
– C’est drôle, oui, je l’ai été. Pourquoi me demandez-vous ça ?
– Je vous ai vue venir du coin de l’œil au milieu des gens. Vous n’avez pas l’air de marcher…
– Je m’appelle Damya, et vous ?
Du plat de la main, l’homme se met à brosser vivement les pans informes de sa veste à carreaux ; il tente de boutonner son col du bout des doigts. Son visage osseux aux yeux luisants se contracte et blanchit comme un point d’où, saillantes, dans la lumière biaise du soleil, rayonnent les anses d’or de ses grandes oreilles.
– Mon nom ? Personne ne me demande jamais mon nom. Que voulez-vous ?
– C’est pour un film. Je cherche des figurants comme vous très maigres, pardonnez-moi. Je ne danse plus. C’est mon travail actuellement…
– Et je suis assez maigre, n’est-ce pas ?
– Oui, vous êtes parfait. C’est payé à la journée, il s’agit d’une grosse production, ça parle de la guerre, de la déportation, je vous expliquerai. Aimeriez-vous essayer ?
p. 12-13
2. Quai de la Tournelle
Assis sur un vieux fauteuil de cuir aux bras lacérés par ses trois chats, Phénix, Bulle et Pointu, dans son atelier aménagé sous l’avant-pont de la péniche, Matheo Lothar fumait et buvait en attendant la nuit. Une lampe-tempête oscillait doucement au plafond et les reflets du soir, soleil couchant et réverbères des quais ou du pont de la Tournelle, ajoutaient aux palpitations fluorescentes enveloppant la sculpture en pierre de tuffeau dressée à la verticale sur une lourde selle de bois d’if chevillée au plancher. Au milieu d’autres trépieds, où des bustes de plâtre et d’argile, des têtes sans regard, certaines masquées d’une housse, étaient tournés de profil ou de trois quarts, la statue inachevée paraissait seule vivante à cette heure, subtilement animée par les jeux de lueurs et d’ombres. Matheo n’y touchait plus depuis des mois, incapable néanmoins de s’éloigner d’elle, comme s’il poursuivait l’œuvre mentalement et que son esprit mobilisé avait un secret pouvoir sur la matière. Des années d’un travail aussi las qu’obstiné, une fois le tuffeau dégrossi, l’avaient occupé jusque-là. Mais pas plus que l’âme, la peau ne se façonne – à peine celle-ci existe-t-elle davantage, rosée sur un squelette, pluie continue au fil de l’eau. Comment rendre par la pierre un peu du souffle qui l’embue ? Et le sourire, cette lumière qui tremble ?
p. 15-16
3. Boulevard Poissonnière
Le soleil déclinait sur les toits, muant sa lumière jusque-là uniforme en couleurs intenses, or de vitrail et lances d’argent sous l’ombre des platanes. Damya, longtemps, arpenta en remontant les boulevards Haussmann et Poissonière. Outre cette fille en rouge qui se laissait mourir de faim, elle avait abordé une dizaine de personnes dans les environs de la gare Saint-Lazare, surtout des hommes. Plusieurs avaient décliné son offre, mais elle était à peu près sûre de trois ou quatre recrues. Il s’agirait de contractualiser ces promesses de rue au plus vite. Elle avait photographié chacune avec un vieux réflex numérique prêté par Lyle, noté les noms et les adresses. C’était ainsi depuis des semaines, une sorte de chasse aux silhouettes, de rabattage mortifère. À force de traquer la gent efflanquée des foules, les coucous d’aucun nid et les cigognes désailées, il lui semblait que des espèces différentes peuplaient la ville, comme les oiseaux du ciel, des trottoirs et des branches.
p. 25
4. République
Damya crut reconnaître une silhouette au creux épars de cette foule ; elle se précipita malgré son genou, ajoutant sa course instable à la pantomime. Là-bas, perdu au milieu d’autres, l’homme ne pouvait guère savoir qu’on le hélait. Elle ne connaissait pas son nom, elle l’avait rencontré par hasard rue de l’Équerre, près de son domicile, avant l’attentat. Si éloigné, il ne lui était guère possible de distinguer ses maigres appels étouffés par la rumeur urbaine. Damya, à bout de souffle, fit un faux pas et s’accroupit, tenant son genou entre ses paumes.
Attirés par les détritus, des corbeaux peu farouches s’abattirent au milieu d’une colonie de pigeons qui décampa dans un vrombissement d’ailes. Le soleil, à l’ouest, réapparut sous la masse rouge des nuages, du côté du boulevard Saint-Martin. Surgi d’un angle mort, un vieil Africain portant fez et tunique se pencha vers la jeune femme en s’appuyant sur un long bâton au pommeau de cuir.
– Besoin d’aide ? demanda-t-il.
Son visage tissé de rides exprimait la plus sereine bienveillance. Tout en ce moment était-il déjà accompli ? Au majeur de sa main libre, Damya aperçut un large anneau de métal blanc arborant une tête de harfang ou de pygargue au bec aplati par l’usure.
Un sourire contrit aux lèvres, elle se releva comme pour saluer, d’un seul mouvement des jambes et des hanches. La silhouette du jeune homme de la rue de l’Équerre avait eu le temps de s’évanouir pour de bon derrière le piédestal aux allégories. Damya repartit sans hâte du côté du canal et de la rue des Goncourt, tâchant de se remémorer les noms de tous les inconnus croisés en ce jour.
p. 27-28
5. Les Deux Magots
Depuis les attaques terroristes du 13 novembre et la défection de celle qui devait être sa révélation, la raison d’être de son ballet, Egor avait perdu ce fond d’énergie obscure qui motive les projets artistiques les plus réfléchis. C’est ce qu’il se disait en poussant la porte-tambour des Deux Magots : cette force inconcevable l’avait déserté, avec à la clef le désir et la foi. Cependant la première de sa Galateïa était programmée comme prévu au premier jour de l’été sur la grande scène du Théâtre-danse de la Nation. Avec, en remplacement, une ballerine confirmée qui n’aura eu aucun mal à se mettre dans la peau du personnage et à digérer en quelques mois toutes les subtilités de sa chorégraphie. Mais c’était à l’intention d’une quasi-inconnue qu’il l’avait imaginée, danseuse remarquable, unique, à l’image de son œuvre et qui allait, qui aurait dû naître à la scène grâce à lui, à sa ferveur obstinée.
p. 45
6. Trocadéro
Non loin, sur le parvis des Droits de l’Homme, entre les deux ailes du palais du Trocadéro, elle retrouva ses marques de la veille. Depuis que cette opération de casting de rue lui avait été confiée comme par gageure à la suite du revers de recruteurs professionnels à peu près bredouilles auprès des agences spécialisées – et fort mal reçus en milieu hospitalier, dans les cliniques et fondations traitant l’anorexie mentale -, une cinquantaine de figurants étaient déjà dûment engagés à la grande satisfaction de la production et du réalisateur. « Tu as un don pour le rabattage, lui avait dit Lyle sur le ton de l’humour. Ou bien alors un truc à toi, la séduction, l’hypnose… »
Aucun truc, songea-t-elle, simplement une attention un peu vive pour le visage de tous ces gens qui vont et viennent à découvert, sans but avoué, le regard rentré au secret de leur nuit.
Jamais elle n’oublierait ces minutes qui avaient précédé la disparition du monde, à la terrasse d’une brasserie proche de la Bastille, à l’angle de deux rues, l’une étroite et encombrée, l’autre bordée d’arbres ployés. C’était au début de l’hiver. Elle avait rendez-vous avec le jeune homme de la rue de l’Équerre, une vraie rencontre cette fois, après ces hasards fabuleux qui rien n’explique et qui font longtemps se croiser et se perdre les amants promis l’un à l’autre.
p. 53-54
7. Rue de l’Équerre
Chez elle, impasse des Sabres, à mi-pente de Belleville, Damya oubliait les bruits de Paris. Un fleuve de rêverie la portait dans sa barque immobile. Fin avril, à peu près guérie, le message de Lyle l’avait surprise. Personne depuis sont hospitalisation n’avait eu le loisir de s’inquiéter d’elle. À part Egor, venu un matin à son chevet lui annoncer sa tristesse d’avoir à lui retirer le rôle, « bien contraint, malheureusement, de pallier sa défection ». Il l’avait encouragée à reprendre des études, à se reconvertir. Un jour peut-être récupérerait-elle ses aptitudes malgré le pessimisme des chirurgiens. Lyle avait appris sa mauvaise fortune par hasard sur les réseaux sociaux. Son nom lui était apparu parmi d’autres dans un recensement des cibles, les blessés et les assassinés. Ainsi avait-elle pu lui transmettre son désir de la revoir après tant d’années, bien indépendamment des circonstances. N’avaient-elles pas été complices autrefois, presque des amies, dans le corps de ballet d’une académie de banlieue, quand elle aussi rêvait d’être danseuse ?
p. 59-60
8. Hôtel de Ville
À cinq heures de l’après-midi, place de l’Hôtel-de-Ville, au détour de la rue de Rivoli, c’était lui, allant d’une allure précipitée en direction des quais, elle l’aurait juré. Pressant le pas, le cœur battant à tout rompre, Damya courut presque au milieu des voltiges de skateurs. Dans l’ignorance du sien, elle cria son propre nom pour qu’il se retourne. Tandis que la foule s’écartait, comme si elle eût été folle ou ivre, le marcheur en question poursuivit son chemin sans paraître l’entendre. À proximité, un jongleur filiforme à face de Pierrot vêtu d’un justaucorps bleu nuit relançait d’un tour de main plusieurs objets qui tout à la fois glissaient le long de ses membres ou volaient au-dessus de sa tête. C’est avec une expression d’intense curiosité qu’il s’immobilisa soudain, laissant retomber ses ustensiles en pluie autour de lui. Une main sur la gorge, la face inclinée vers la Seine, Damya venait de s’agenouiller pour recouvrer son souffle. La silhouette supposées du jeune homme de la rue de l’Équerre s’était évanouie entre l’encombrement des quais et le pont d’Arcole.
p. 69
9. Centre Pompidou
Toujours assise à sa table, en terrasse d’une brasserie populeuse, Damya eut un frisson de panique. Si de nouvelles attaques terroristes devaient advenir, ce ne serait pas aux endroits déjà frappés qu’elle évitait scrupuleusement, mais peut-être bien sur cette place Beaubourg toujours en fête.
Prête à reprendre le chemin de Belleville, elle vit se déployer comme le ressort d’un diable en boîte.
– Tu ne me reconnais pas ? Normal, un simple figurant de la vie.
– Si, bien sûr ! Le jongleur ! Vous ressemblez au clown dans La Strada …
– En plus maigre ! J’exerce mon art par ici, le soir. Mais je m’ennuie parfois et le public ne m’aide pas. À deux, ce serait plus drôle. Nous pourrions faire un numéro ensemble…
– De déséquilibre ?
– De danse. Tu serais Swanilda et moi son fiancé Franz. Tu briserais les pantins au nez du vieux Coppélius qui voulait ravir ton âme. On en ferait un pas de deux moderne, fini les points et les entrechats…
La jeune femme, amusée et lasse, lui fit un petit signe d’adieu.
p. 94-95
10. Boulevard du Palais
L’officier de police était sorti dubitatif des locaux ultra-sécurisés des services de renseignement, perdus dans les Hauts-de-Seine. […]
De retour à Paris au volant du véhicule de fonction banalisé, il se remémora toute cette contrariante affaire. La jeune femme n’avait pas manifesté de surprise lors de son interpellation tandis qu’elle quittait son domicile. Elle s’était laissée conduire sans regimber jusqu’à la berline où patientaient deux adjoints en uniforme. « Que me voulez-vous ? » avait-elle simplement murmuré comme une somnambule qu’on cherche à recoucher. Il s’était employé à la rassurer par les propos d’usage : « Aucune raison de vous en faire… seulement quelques questions à vous poser… Il n y’a rien à cacher, n’est-ce pas ? » Boulevard du Palais, dans un local de la direction du Renseignement de la préfecture, il l’instruisit sans plus d’égards des motifs de l’interrogatoire : soupçons de collusion avec les auteurs d’un attentat terroriste qui, pour l’heure, la plaçait en situation de simple témoin. Aucune charge n’avait été retenue contre elle. Il s’agissait d’une audition à huis clos qui, une fois certains indices convergents dissipés, devrait aboutir à une libération sans condition.
p. 99-100