Balades littéraires

Nadja

Nadja, c’est une expérience de lecture un peu étrange pour moi. La première fois que je l’ai lu, ça a été d’une traite et j’avais adoré. Plusieurs années après, j’ai eu envie de le relire. Malheureusement, rien à voir avec la première lecture. Je me suis même demandé comment j’avais pu autant aimer ce livre…

Mais cette histoire me taraudait ! Je me suis donc dit que la préparation d’un parcours sur les traces de Nadja serait l’occasion de s’y confronter à nouveau et de rejouer le match ! Je ne regrette pas ce choix car j’ai retrouvé ce qui m’avait plu la première fois et qui est, je pense, lié à l’errance parisienne du roman.

Bonne balade ! 

Édition utilisée

Lors de ma lecture, j’ai utilisé une ancienne édition de Nadja, réactualisée ainsi chez Folio.

Cartographie des lieux

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La statue d’Etienne Dolet dont parle André Breton a été enlevée de la place Maubert en 1942.

1. Place Maubert

Peu importe que, de-ci de-là, une erreur ou une omission minime, voire quelque confusion ou un oubli sincère jettent une ombre sur ce que je raconte, sur ce qui, dans son ensemble, ne saurait être sujet à caution. J’aimerais enfin qu’on ne ramenât point de tels accidents de la pensée à leur injuste proportion de faits divers et que si je dis, par exemple, qu’à Paris la statue d’Etienne Dolet, place Maubert, m’a toujours tout ensemble attiré et causé un insupportable malaise, on n’en déduisit pas immédiatement que je suis, en tout et pour tout, justiciable de la psychanalyse, méthode que j’estime et dont je pense qu’elle ne vise à rien moins qu’à expulser l’homme de lui-même, et dont j’attends d’autres exploits que des exploits d’huissier. Je m’assure, d’ailleurs, qu’elle n’est pas en état de s’attaquer à de tels phénomènes, comme, en dépit de ses grands mérites, c’est déjà lui faire trop d’honneur que d’admettre qu’elle épuise le problème du rêve ou qu’elle n’occasionne pas simplement de nouveaux manquements d’actes à partir de son explication des actes manqués.

J’en arrive à ma propre expérience, à ce qui est pour moi sur moi-même un sujet à peine intermittent de médiations et de rêveries.

p. 25-27

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2. Théâtre Montmarte-Galabru

Le jour de la première représentation de Couleur du Temps, d’Apollinaire, au Conservatoire René Maubel, comme à l’entracte, je m’entretenais au balcon avec Picasso, un jeune homme s’approche de moi, balbutie quelques mots, finit par me faire entendre qu’il m’avait pris pour un de ses amis, tenu pour mort à la guerre. Naturellement, nous en restons là. Peu après, par l’intermédiaire de Jean Paulhan, j’entre en correspondance avec Paul Eluard sans qu’alors nous n’ayons la moindre représentation physique l’un de l’autre. Au cours d’une permission, il vient me voir : c’est lui qui s’était porté vers moi à Couleur du Temps.

p. 27-29

3. Porte Saint-Denis

On peut, en attendant, être sûr de me rencontrer dans Paris, de ne pas passer plus de trois jours sans me voir aller et venir, vers la fin de l’après-midi, boulevard Bonne-Nouvelle entre l’imprimerie du Matin et le boulevard de Strasbourg. Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela (?) Je ne vois guère, sur ce rapide parcours, ce qui pourrait, même à mon insu, constituer pour moi un pôle d’attraction, ni dans l’espace ni dans le temps. Non : pas même la très belle et inutile Porte Saint-Denis.

p. 37-38

 

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Le théâtre des Deux-Masques est une ancienne salle de spectacles parisienne qui était située au 6 rue Fontaine. Il s’agit désormais du Bus Palladium.

4. Rue Pierre Fontaine

Mais, pour moi, descendre vraiment dans les bas-fond de l’esprit, là où il n’est plus question que la nuit tombe et se relève (c’est donc le jour ?) c’est revenir rue Fontaine, au « Théâtre des Deux-Masques » qui depuis lors a fait place à un cabaret. Bravant mon peu de goût pour les planches, j’y suis allé jadis, sur la foi que la pièce qu’on y jouait ne pouvait être mauvaise, tant la critique se montrait acharnée contre elle, allant jusqu’à en réclamer l’interdiction.

p. 44-46

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La librairie de L’Humanité que cite Breton se situait au 120 rue Lafayette mais elle n’existe plus actuellement. Sur la photographie, il s’agit de l’église Saint-Vincent-de-Paul évoquée par Breton dans l’extrait ci-contre.

5. Rue Lafayette

Le 4 octobre dernier, à la fin d’un de ces après-midi tout à fait désoeuvrés et très mornes, comme j’ai le secret d’en passer, je me trouvais rue Lafayette : après m’être arrêté quelques minutes devant la vitrine de la librairie de L’Humanité et avoir fait l’acquisition du dernier ouvrage de Trotsky, sans but je poursuivais ma route dans la direction de l’Opéra. Les bureaux, les ateliers commençaient à se vider, du haut en bas des maisons des portes se fermaient, des gens sur le trottoir se serraient la main, il commençait tout de même à y avoir plus de monde. J’observais sans le vouloir des visages, des accoutrements, des allures. Allons, ce n’étaient pas encore ceux-là qu’on trouverait prêts à faire la Révolution ? Je venais de traverser ce carrefour dont j’oublie le nom, là, devant une église. Tout à coup, alors qu’elle est peut-être encore à dix pas de moi, venant en sens inverse, je vois une jeune femme, très pauvrement vêtue, qui, elle aussi, me voit ou ne m’a pas vu. Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant. Un sourire imperceptible erre peut-être sur son visage.

p. 69-71

 

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6. Gare du Nord

Nous nous arrêtons à la terrasse d’un café proche de la gare du Nord. Je la regarde mieux. Que peut-il bien se passer de si extraordinaire dans ces yeux ? Que s’y mire-t-il à la fois obscurément de détresse et lumineusement d’orgueil ? C’est aussi l’énigme que pose le début de confession que, sans m’en demander davantage, avec une confiance qui pourrait (ou bien qui ne pourrait ?) être mal placée elle me fait. À Lille, ville dont elle est originaire et qu’elle n’a quittée qu’il y a deux ou trois ans, elle a connu un étudiant qu’elle a peut-être aimé, et qui l’aimait. Un beau jour, elle s’est résolue à le quitter alors qu’il s’y attendait le moins, et cela « de peur de le gêner ». C’est alors qu’elle est venue à Paris, d’où elle lui a écrit à des intervalles de plus en plus longs sans jamais lui donner son adresse. À près d’un an de là, cependant, elle l’a rencontré par hasard : tous deux ont été très surpris.

p. 72-73

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7. Rue du Faubourg-Poissonière

Nous voici, au hasard de nos pas, rue du Faubourg-Poissonnière. Autour de nous on se hâte, c’est l’heure de dîner. Comme je veux prendre congé d’elle, elle demande qui m’attend. « Ma femme. – Marié ! Oh ! alors… » et, sur un autre ton très grave, très recueilli : « Tant pis. Mais…et cette grande idée ? J’avais si bien commencé tout à l’heure à la voir. C’était vraiment une étoile, une étoile vers laquelle vous alliez. Vous ne pouviez manquer d’arriver à cette étoile. A vous entendre parler, je sentais que rien ne vous en empêcherait : rien, pas même moi… Vous ne pourrez jamais voir cette étoile comme je la voyais. Vous ne comprenez pas : elle est comme le cœur d’une fleur sans cœur. » Je suis extrêmement ému. Pour faire diversion, je demande où elle dîne.

p. 80

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8. Rue Lafayette

La veille, il a été convenu de se retrouver au bar qui fait l’angle de la rue Lafayette et du Faubourg-Poissonnière.

5 octobre. – Nadja, arrivée la première, en avance, n’est plus la même. Assez élégante, en noir et rouge, un très seyant chapeau qu’elle enlève, découvrant ses cheveux d’avoine qui ont renoncé à leur incroyable désordre, elle porte des bas de soie et est parfaitement chaussée. La conversation est pourtant devenue plus difficile et commence par ne pas aller, de sa part, sans hésitation. Cela jusqu’à ce qu’elle s’empare des livres que j’ai apportés (Les Pas Perdus, Manifeste du Surréalisme) : «Les Pas perdus ? Mais il n’y en a pas.» Elle feuillette l’ouvrage avec grande curiosité.

p. 81-82

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9. Rue de la Chaussée d’Antin

6 octobre. – De manière à n’avoir pas trop à flâner je sors vers quatre heures dans l’intention de me rendre à pied à « la Nouvelle France » où je dois rejoindre Nadja à cinq heures et demie. Le temps d’un détour par les boulevards jusqu’à l’Opéra, où m’appelle une course brève. Contrairement à l’ordinaire, je choisis de suivre le trottoir droit de la rue de la Chaussée-d’Antin. Une des premières passantes que je m’apprête à croiser est Nadja, sous son aspect du premier jour. Elle s’avance comme si elle ne voulait pas me voir. Comme le premier jour, je reviens sur mes pas avec elle. Elle se montre assez incapable d’expliquer sa présence dans cette rue où, pour faire trêve à de plus longues questions, elle me dit être à la recherche de bonbons hollandais.

p. 86-87

 

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10. Place Dauphine

Une certaine confusion a dû s’établir dans son esprit car elle nous fait conduire, non dans l’île Saint-Louis, comme elle le croit, mais place Dauphine où se situe, chose curieuse, un autre épisode de « Poisson soluble » : « Un baiser est site vite oublié. » (Cette place Dauphine est bien un des lieux les plus profondément retirés que je connaisse, un des pires terrains vagues qui soient à Paris. Chaque fois que je m’y suis trouvé, j’ai senti m’abandonner peu à peu l’envie d’aller ailleurs, il m’a fallu argumenter avec moi-même pour me dégager d’une étreinte très douce, trop agréablement insistante et, à tout prendre, brisante. De plus, j’ai habité quelque temps, dans un hôtel jouxtant cette place, « Clichy Hôtel », où les allées et venues à toute heure, pour qui ne se satisfait pas de solutions trop simples, sont suspectes.) Le jour baisse. Afin d’être seuls, nous nous faisons servir dehors par le marchand de vins. Pour la première fois, durant le repas, Nadja se montre assez frivole.

p. 92

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11. Jardin des Tuileries

Vers minuit, nous voici aux Tuileries, où elle souhaite que nous nous asseyions un moment. Devant nous fuse un jet d’eau dont elle paraît suivre la courbe. «Ce sont tes pensées et les miennes. Vois d’où elles partent toutes, jusqu’où elles s’élèvent et comme c’est encore plus joli quand elles retombent. Et puis aussitôt elles se fondent, elles sont reprises avec la même force, de nouveau c’est cet élancement brisé, cette chute… et comme cela indéfiniment.»

p. 99

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12. Rue Saint-Georges

 Soudain, alors que je ne porte aucune attention aux passants, je ne sais quelle rapide tache, là, sur le trottoir de gauche, à l’entrée de la rue Saint-Georges, me fait presque mécaniquement frapper au carreau. C’est comme si Nadja venait de passer. Je cours, au hasard, dans une des trois directions qu’elle a pu prendre. C’est elle, en effet, que voici arrêtée, s’entretenant avec un homme qui, me semble-t-il, tout à l’heure, l’accompagnait. Elle le quitte assez rapidement pour me rejoindre.

p. 104

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13. Quai Malaquais

10 octobre. – Nous dînons quai Malaquais, au restaurant Delaborde. Le garçon se signale par une maladresse extrême : on le dirait fasciné par Nadja. Il s’affaire inutilement à notre table, chassant de la nappe des miettes imaginaires, déplaçant sans motif le sac à main, se montrant tout à fait incapable de retenir la commande. Nadja rit sous cape et m’annonce que ce n’est pas fini. En effet, alors qu’il sert normalement les tables voisines, il répand du vin à côté de nos verres et, tout en prenant d’infinies précautions pour poser une assiette devant l’un de nous, en bouscule une autre qui tombe et se brise. Du commencement à la fin du repas (on entre de nouveau dans l’incroyable), je compte onze assiettes cassées.

p. 112-113

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14. Boulevard Magenta

Je m’ennuie. Nous passons boulevard Magenta devant le «Sphinx-Hôtel». Elle me montre l’enseigne lumineuse portant ces mots qui l’ont décidée à descendre là, le soir de son arrivée à Paris. Elle y est demeurée plusieurs mois, n’y recevant d’autre visite que celle de ce «Grand ami» qui passait pour son oncle.

p. 121

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15. Boulevard de Bonne-Nouvelle

 Tandis que le boulevard Bonne-Nouvelle, après avoir, malheureusement en mon absence de Paris, lors des magnifiques journées de pillage dites «Sacco-Vanzetti» semblé répondre à l’attente qui fut la mienne, en se désignant vraiment comme un des grands points stratégiques que je cherche en matière de désordre et sur lesquels je persiste à croire que me sont fournis obscurément des repères, – à moi comme à tous ceux qui cèdent de préférence à des instances semblables, pourvu que le sens le plus absolu de l’amour ou de la révolution soit en jeu et entraîne la négation de tout le reste – ; tandis que le boulevard Bonne-Nouvelle, les façades de ses cinémas repeintes, s’est depuis lors immobilisé pour moi comme si la Porte Saint-Denis venait de se fermer, j’ai vu renaître et à nouveau mourir le Théâtre des Deux-Masques, qui n’était plus que le Théâtre du Masque et qui, toujours rue Fontaine, n’était plus qu’à mi-distance de chez moi. Etc. C’est drôle, comme disait cet abominable jardinier. Mais ainsi en va, n’est-ce pas, du monde extérieur, cette histoire à dormir debout. Ainsi fait le temps, un temps à ne pas mettre un chien dehors.

p. 176-177

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