Cette fois-ci, nous partons dans le Paris des années 1950 sur les traces de Lucienne, une prostituée de la rue Blondel, avec le livre éponyme de Valéry Sauvage.
Ce sujet est délicat à aborder et j’ai beaucoup aimé ce livre parce qu’il offre une galerie de personnages très touchants.
L’auteur réussit à nous embarquer dans un univers assez dur de manière poétique.
Comme d’habutude, j’espère que le parcours vous donnera envie de lire l’intégralité du livre !
Cartographie des lieux
1. Rue Blondel
Avril 1972, Paris.
« Changement de propriétaire » indiquait l’affichette apposée sur la vitrine du bar-tabac. Le Select. Lucienne jeta un coup d’œil, intriguée, et ressentit comme une légère crainte. Le Select, c’était son havre de paix, il ne faudrait pas qu’on aille lui changer ses petites habitudes. Depuis plus de vingt ans, elle arpentait la rue Blondel et venait boire son petit blanc limé, assise à sa place favorite, une petite table ronde, au fond, près de la vitrine. De là elle observait les passants d’un œil distrait, le temps d’une pause, avant de retourner au turbin. La clochette tinta quand elle ouvrit la porte. L’épais nuage de fumée lui piqua les yeux. Les éternels habitués, accoudés au zinc, buvaient leur petit noir, la clope au bec.
p. 11
2. Rue Saint-Martin
Partons quelques années en arrière, en avril 1947, pour découvrir le passé de Lucienne.
Lucienne venait juste d’avoir quinze ans. C’était une gamine maigrichonne, un peu triste, en un mot : quelconque. Cheveux bruns avec une légère nuance de roux, des yeux noisette, un air gauche, pas encore habituée aux rondeurs féminines qui lui venaient. Elle portait une blouse bleue, tenue imposée au collège Louise-Michel qu’elle fréquentait depuis trois ans. Elle rentrait de classe à midi, traînant à bout de bras un cartable trop lourd. Il n’y avait pas de classe le jeudi après-midi.
Elle entra dans l’appartement de la rue Saint-Martin qu’elle occupait avec sa mère et le mac de celle-ci. Ce dernier, Raoul, était vautré dans le séjour, le journal dans une main, un verre de rouge dans l’autre. Il lança un regard mauvais à la fillette. Elle l’ignora et fila dans sa chambre. Sa mère, elle l’avait croisée en rentrant, sur le trottoir où elle prenait son poste. C’était ce qu’elle lui avait dit avec un sourire amer, au turf dès midi, bien que la clientèle soit plutôt rare à cette heure-là, mais avait-elle le choix ? Raoul savait bien la remettre dans le droit chemin quand elle lui manquait. « Jamais à la figure, qu’il disait, ça rebute le client, une femme avec un œil poché… « , et ça le faisait bien rire. Raoul, c’était pas un tendre. Lucienne prenait des torgnoles aussi, quand elle tentait de protéger sa mère, et plus souvent qu’à son tour.
p. 15
Pour information, les prisons de la Roquette ont fermé en 1974 et ont été remplacées par un square. C’est là qu’a été prise la photo.
3. Square de la Roquette
Suite à une altercation entre Josette et Raoul, ce dernier souhaitant faire suivre à la fille le même chemin qu’à la mère, Lucienne s’est saisi d’un couteau et a tué Raoul dans son sommeil…
Lucienne ne se souvenait plus de rien. Évanouie sur place, elle s’était réveillée dans une petite chambre toute blanche, à l’infirmerie de la Petite Roquette.
Durant toute la période de l’instruction, Lucienne resta absente, mentalement absente, sous le coup du triple traumatisme du viol, de sa mère sauvagement battue sous ses yeux et de la mort de Raoul, dont on l’accusait mais dont elle ne gardait aucun souvenir. On craignit pour sa santé psychique ; une étude de personnalité fut demandée, plusieurs experts psychiatres furent convoqués. Ils déclarèrent qu’elle était lucide et responsable. Les faits étaient évidents, mais le juge traita Lucienne avec douceur, essayant d’obtenir d’elle quelques informations. Elle restait le plus souvent muette. Elle ne parlait que de la volée administrée par Raoul à sa mère. Le reste, ce qu’elle avait subi elle-même, elle le passait sous silence, comme si ça n’avait pas eu lieu.
p. 19
4. Rue Blondel
Lucienne a été incarcérée à Dijon pendant trois ans. À son retour à Paris, le nouveau compagnon de sa mère, André, décide lui aussi de la mettre sur le trottoir…
Lucienne se posta rue Blondel, sur un perron, une petite entrée dont la porte était condamnée depuis belle lurette, en haut de trois marches en arc de cercle.
– On dirait la statue d’une madone sur son piédestal. Enfin comme t’es sapée, pas de risque qu’on te prenne pour la Sainte Vierge. Façon de parler, j’veux dire, rajouta Dédé, content de sa mauvaise blague.
L’attente commença. Mais Lucienne semblait toujours absente, partie dans son monde intérieur fait de vide et de désespoir. Comme ça se voyait sur son visage, le miché passait et cherchait ailleurs.
Il y avait bien ce saute-ruisseau, un grouillot dans les assurances. Il devait travailler dans une des grandes maisons de la Chaussée d’Antin. Il passait et repassait. Il la regardait furtivement, et si son regard croisait celui de Lucienne, il piquait un fard. Un timide quoi. Et puis un jour, il grimpa deux des trois marches. Lucienne se dit qu’il allait enfin monter, ce qui ne lui aurait pas déplu, car il était plutôt mignon, un blondin un peu boutonneux, soit, mais pas vilain, en tout cas pas un de ces vieux ventripotents au regard lubrique habitués de la rue Blondel.
Alors le gars, rougissant plus encore que d’habitude, réussit à lui dire en bégayant :
– Vous êtes bien trop jolie pour faire ce métier-là !
Il se produisit alors une sorte de miracle, un sourire apparut sur le visage de Lucienne. Mais le jeune homme, écarlate, étonné lui-même par sa déclaration et par le sourire de la fille, tourna les talons et s’enfuit à grands pas.
p. 25-26
5. Rue Marx-Dormoy
Suite à un règlement de compte, André a été remplacé par le marseillais Arsène. Plus exigeant que son prédécesseur, il place Lucienne en maison, jugeant qu’elle ne lui rapporte pas assez sur le trottoir.
S’il y a un enfer, c’est bien celui-là.
Lucienne se retrouva rue Marx-Dormoy, dans le dix-huitième arrondissement, près de la porte de la Chapelle. Une arrière-cour, une baraque miteuse qui sentait la pisse de chat, de chien, d’homme. Dans le couloir une file d’attente s’était formée, les travailleurs du coin. Dans ces années-là, on voyait beaucoup d’Italiens, de Portugais, d’Algériens venus pour bosser à la chaîne dans les usines d’automobiles, dans les industries, dans le gaz et le charbon et surtout dans le bâtiment. La ville se transformait et on construisait à tout-va dans les banlieues.
Lucienne commença une nouvelle vie. Une pièce grise, un lit et un lavabo. À peine le temps de passer un coup d’éponge sur le matelas recouvert d’une toile cirée, de bâcler un semblant de toilette intime et au suivant, au suivant, au suivant.
Épuisée et endolorie, Lucienne montait à l’étage, avalait une soupe à la va-vite, sans plaisir, ici le plaisir, on ne savait pas ce que c’était, on ne pouvait pas savoir, on ne pouvait plus savoir, on ne voulait pas savoir !
p. 28
6. Rue Chénier
Laissons un peu Lucienne et découvrons un nouveau personnage : Maurice.
Avril 1947.
Maurice avait dix-sept ans. Gamin, son père, rude ferrailleur, lui répétait :
– Fiston, le fer c’est l’avenir, mais vaut mieux l’travailler que d’le ramasser, alors fais-toi forgeron, mécano ou serrurier !
Le gamin, pas trop doué à l’école, avait reçu un certain nombre de torgnoles quand il ne filait pas droit. Alors dès qu’il en eut l’occasion, il se plaça. Il se retrouva donc apprenti serrurier chez le père Mahurel, Léon, dans son échoppe de la rue Chénier, deuxième arrondissement. Maurice, petit, les cheveux blonds jamais coiffés, maigrichon, plutôt nerveux, ne tenait pas en place devant l’établi. Voyant cela, le père Léon l’envoyait souvent en course, poser un verrou ou bien, le plus souvent, dépanner un étourdi qui s’était retrouvé devant la porte de son logis sans clés. Il ouvrait rapidement la serrure. Assez habile à ce jeu-là, il en tirait une certaine fierté.
p. 31
7. Pigalle
Les talents de serrurier de Maurice l’ont conduit en prison, suite à un cambriolage. Retrouvons-le à Paris une fois sorti de Fresnes.
Mai 1952.
Le conseil de s’entraîner à la boxe donné par le maton à Maurice à sa sortie de Fresnes n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Momo alla pratiquer deux ou trois par semaine dans un club près de Pigalle. Son petit gabarit le classait parmi les poids mouches.
Un bon élément, assidu, un teigneux, un peu trop, pensait le taulier, mais en boxe, c’était plutôt une qualité. Il fallait juste qu’il apprenne à mieux se maîtriser.
Léon, le vieux serrurier de la rue Chénier, refusa de reprendre Momo. Pas assez sérieux ce garçon, regretta-t-il, malgré ses bonnes dispositions, mais on ne pouvait pas compter sur lui. Et puis après ses démêlés avec la justice, ça ne faisait pas sérieux auprès de la clientèle.
Momo décida de louer ses services à la tâche. On trouvait de nombreux ateliers de serrurerie dans les quartiers, et puis aussi on cherchait des extras dans les grands magasins qui commençaient à offrir des services de clés minute à leurs clients. Avec ses compétences en mécanique acquises à l’armée, il pouvait aussi bricoler à l’occasion le véhicule en panne d’un copain ou du copain d’un copain, au noir, ça allait de soi.
Il vivotait ainsi de petits boulots, s’entraînait et fréquentait souvent Le Select après l’entraînement.
p. 49
8. Rue Blondel
Deux années passèrent, les journées de Momo se déroulaient les mains dans le cambouis ou dans la limaille, ses soirées à l’entraînement ou au Select.
Un soir, installé au comptoir, assis sur un haut tabouret, il sirotait son Picon bière. Dans le miroir qui tapissait le fond de la pièce derrière les rangées de bouteilles, il reluquait une fille assise sur sa banquette de cuir rouge. Son petit sac posé sur la table de marbre, elle fumait sa cigarette blonde en prenant des poses, mais elle semblait ailleurs, absente. Oh ! pas de doute quant à sa profession, mais Maurice n’en avait cure. Il avait le béguin. Il chuchota au patron :
– Raymond, c’est qui la fille, là-bas au fond, avec le fume-cigarette ?
– Oh ! Lulu, je veux dire Lucienne, elle tapine rue Blondel, à côté, le porche avec les trois marches, c’est son coin. Mais elle doit pas avoir la vie facile, on la voit pas souvent sourire.
– Allez, moi j’ai bien envie de le lui rendre, son sourire, lui répondit Maurice avec une petite étincelle dans le regard.
p. 50
9. Strasbourg – Saint-Denis
Le jeune homme ayant déclaré à Lucienne qu’elle était trop jolie pour faire un tel métier se nomme Edmond. Le voici de retour rue Blondel.
Pour se sortir de ses idées noires, Edmond attrapa son carnet de croquis qu’il feuilleta. Il n’avait plus dessiné depuis si longtemps. Il tomba sur les esquisses de cette prostituée qu’il avait trouvée si mignonne, rue Blondel, celle à laquelle un jour il avait déclaré :
– Vous êtes trop jolie pour faire ce métier-là.
Il s’était enfui, rouge de honte d’avoir osé lui adresser la parole et d’avoir pu laisser croire qu’il voulait monter avec elle. Il faut dire qu’elle semblait si triste, mais si belle, malgré la tenue vulgaire qu’elle portait. Quelques jours plus tard il y était retourné, discrètement, mais la fille avait disparu.
Il décida de s’y rendre de nouveau. Il ressentait le besoin de prendre l’air, plutôt que de rester enfermé à ruminer ses idées morbides. Il monta dans le métro à la station La Motte-Piquet-Grenelle, emprunta la ligne 8 qui menait directement à Strasbourg-Saint-Denis. Il ne lui restait plus que quelques pas pour atteindre la rue Blondel.
Quelle ne fut pas sa surprise en voyant, en haut de ses trois marches, la même fille ; celle-là même à laquelle il pensait, à qui il avait parlé quelques années auparavant. Bien sûr elle avait changé, pris de l’assurance, plus de plénitude dans les courbes de son corps aussi, mais il reconnaissait bien et elle arborait toujours ce petit air triste. Edmond se dit qu’il avait passé l’âge de jouer les gamins timides, il aborda la fille et la suivit.
p. 59
10. Le Printemps
Suite au décès de sa mère, à l’absence de Maurice qu’elle fréquentait régulièrement mais qui a disparu soudainement et aux passages de plus en plus rares d’Edmond, Lucienne décide de chercher un autre métier…
Ce fut sur le boulevard Haussmann qu’elle dégotta une place de vendeuse, au rayon parfumerie du Printemps. Nouvelle vie, nouvelles relations. Hélas, le tableau ne se révéla pas si rose qu’elle l’espérait. Ses collègues sentaient bien qu’elle n’était pas de leur milieu et la tenaient à l’écart de leurs discussions. Dans la salle de pause, à l’heure du déjeuner, elles l’ignoraient, lui lançaient des regards en coin, la jugeant vulgaire. Elles ressentaient aussi une bonne dose de jalousie quand elles voyaient la facilité avec laquelle leur nouvelle collègue abordait les hommes venus en quête d’un parfum à offrir. Les hommes, bien sûr elle les connaissait Lulu, elle savait comment ils fonctionnaient, elle savait leur parler, les appâter, les séduire. Les moyens qu’elle utilisait autrefois pour vendre son corps marchaient aussi pour vendre un parfum. Au bout de quelques semaines à peine elle se trouvait en tête des vendeuses en matière de résultat hebdomadaire. Le chef de rayon, Ambroise Dupré, quadragénaire élégant, tournait autour de la séduisante nouvelle venue, alors les ragots allaient bon train et la jalousie atteignait des sommets.
p. 75