Balades littéraires

BettieBook

Avec BettieBook, Frédéric Ciriez nous propose une fiction plus que contemporaine. En effet, il nous raconte la relation sulfureuse qui se tisse entre un journaliste littéraire et une booktubeuse.

Cette rencontre, c’est un vrai choc des cultures : celle de l’ancien monde de la critique et le nouveau monde des influenceurs du web.

Le ton est satirique et Frédéric Ciriez use du pastiche pour le plus grand plaisir du lecteur. Le résultat : une vraie histoire, pleine de rebondissements et de scènes assez délirantes, le tout donnant à réfléchir sur les nouveaux modes de prescription.

Partons sur les traces de BettieBook, en espérant que ces quelques extraits vous donnent envie de découvrir le livre dans  son intégralité ! 

Édition utilisée

BettieBook a été publié aux éditions Verticales.

Cartographie des lieux

IMG_20180401_141937_127

1. Porte de Clignancourt

Bienvenue chez Stéphane Sorge dit « SS », critique littéraire.

 Il est dans son deux-pièces porte de Clignancourt, au deuxième étage, à deux pas de la bouche de métro. Il doit préparer un entretien avec un auteur qui a de bonnes chances d’obtenir le grand prix du Livre d’hiver. Il n’a pas encore lu son roman. Il est tard. Il vapote, exhale le Souffle du Dragon aux notes d’opium synthétique. Il tient l’ouvrage entre ses mains, voit la couverture de Détective, posé sur son bureau. Hésite.

C’est lui qui a écrit dans une lettre anonyme adressée à l’académicien Jean-Marie De Santi, alors âgé de quatre-vingt-dix-sept ans : « Récrivez vos Mémoires après votre mort. Signé: Le Temps retrouvé. »

p. 18

29403294_239201496644617_76151050058334208_n

2. L’Ébauchoir

43-45 rue de Citeaux

On retrouve notre critique en plein déjeuner avec sa sœur. 

Il déjeune avec sa sœur à L’Ébauchoir, rue de Cîteaux, dans le XIIe arrondissement. Elle est infirmière sur un site de l’Établissement français du sang, non loin de l’hôpital Saint-Antoine. Il lui demande ce qu’elle lit en ce moment. Il s’inspire souvent de ses goûts pour Lovely Lady, un new féminin du groupe Prisma Presse auquel elle est abonnée et où il pige sous le pseudo d’Alexandra Noël. Puis il en a assez et fait dériver la conversation sur les techniques de prélèvement du sang. Sur la fiabilité des questionnaires remplis par les donneurs. Sur la ventilation industrielle des poches.

p. 19-20

IMG_20180401_135716_370

3. Le Monde

Il sort de mauvaise humeur de la conférence de rédaction du Monde des livres. Sa chef de service lui a imposé un reportage sur les booktubeurs et les influenceurs littéraires du web. Il a essayé de négocier, avançant que ce n’était peut-être pas une priorité. Sa supérieure lui a répondu que Elle l’avait fait.

p. 25

IMG_20180401_144243_361

4. La Villette

Le critique Séphane Sorge rencontre la booktubeuse BettieBook pour la première fois.

 Il la rencontre à Paris au Salon du livre de Noël, à la Grande Halle de la Villette. Les booktubeuses s’y sont donné rendez-vous et ont annoncé sur les réseaux sociaux l’organisation d’un pique-nique géant avec leurs abonnés venus les rejoindre dans le monde physique. Il la reconnaît, se présente en la tutoyant. Il fait un reportage sur les booktubeuses pour Le Monde des livres, il est temps que le grand public les découvre pleinement. « Oui, ce serait bien ». Il sourit, lui demande si elle accepterait de lui présenter son travail de critique littéraire vidéo. Il la regarde, fine, hâlée par la saison. Il reçoit les effluves de son shampoing à la mandarine, la dévisage, considère son nez subtilement tordu, se demande s’il n’a pas été cassé. Elle dit : « Nous, on parle directement à nos abonnés, ce sont nos égaux. Ce qui nous intéresse, c’est le partage. On n’est pas comme les critiques littéraires classiques qui ne connaissent pas leurs lecteurs ».

p. 31

IMG_20180331_203628_577

5. Rue de la Verrerie

Il a une relation sexuelle avec une trentenaire maître de conférence de l’université de Nice rencontrée à la Maison de la poésie lors d’une soirée sur les « nouvelles figures littéraires de la violence féminine ». Il couche avec elle à son hôtel, un charmant petit trois étoiles de la rue de la Verrerie, près de Beaubourg. Elle lui dit après l’amour qu’elle a déjà repéré sa signature. Elle aimerait pour sa part écrire hors cadre académique mais se sent besogneuse. Elle n’a publié à ce jour, outre des articles spécialisés, qu’une méthode sur les techniques du commentaire de texte à l’usage des étudiants en lettres. Il ne dit rien. La prend.

p. 35

IMG_20180331_202202_637

6. Café Marly

Il prend un cappuccino au Café Marly avec un ancien critique littéraire devenu startuper dans le domaine de la génération automatisée de contenu textuel. Il lui demande combien une booktubeuse peut gagner d’argent avec 50000 vues par vidéo.

« Rien. »

« Rien ? »

« Rien. Tu es naïf. La rémunération de la pub est infime, de l’ordre de 1 € pour 10 000 vues. »

Il consulte ses comptes dans le métro sur sa banque en ligne ING Direct : à Barbès, au milieu du petit peuple, il est dans le rouge vif, même avec quelques piges en retard fraîchement réglées. Confusément, il se reproche d’avoir raté le wagon du salariat quand il en était encore temps. Il aurait dû suivre l’exemple de quelques amis plus stratèges.

p. 42

IMG_20180324_124156_794

7. Gare de Melun

Il prend le RER D à Châtelet en direction de Melun, zone 5, terminus de la ligne. Il a rendez-vous avec Bettie sur sa pause déjeuner. L’idée de sortir de Paris l’enchante autant que celle de l’anonymat dans une ville de la grande banlieue. Il est seul sur une banquette, près de deux Pakistanais et d’une femme au visage rongé par la douleur psychique. À partir de Villeneuve-Saint-Georges, le tissu urbain devient plus lâche, alternant quartiers pavillonnaires, zones d’activité tertiaire, entrepôts de la SNCF, bandes forestières. Ses yeux scrutent le paysage, désormais un cirque roux noyé sous une lumière automnale grise, basse, humide. La Seine, blême et comme immobile, sert d’abreuvoir aux saules pleureurs. Des écluses apparaissent, bouillons d’eau triste. Il rêvasse puis, après plusieurs lacets liquides, ce sont des tours à l’horizon : Melun, préfecture et troisième ville de Seine-et-Marne.

Il sort de la gare, grouillante, colorée, blafarde. Un zonard lui demande deux euros vingt-trois. Il l’ignore, traverse la place, se dirige vers le centre-ville en suivant un plan sur son téléphone, longe des agences immobilières et des fast-food turcs. La circulation est dense et oppressante, quatre voies intra-urbaines sans pudeur écologique. Il franchit un pont, aperçoit à sa droite un couvent – non, c’est la prison. Il se dit : « En taule à Melun, la misère. ». Il franchit un autre pont, arpente le centre-ville. Elle l’attend au restaurant Hokkaido, à une petite table, au calme.

p. 54-55

IMG_20180401_141323_254

8. Gibert 

boulevard Saint-Denis

Je passe à la librairie Gibert Jeune à Strasbourg-Saint-Denis, dans le IIe, vendre les services de presse que m’ont adressés les éditeurs pour la rentrée littéraire. J’en ai une centaine, de sorte que je dois les transporter dans deux caddies à commission Je suis embêté, je n’ai pas envie d’être reconnu, malgré mes lunettes teintées, une casquette et une écharpe. Comment faire ?… Je demande à un type qui fait la manche d’aller me les refourguer, je lui donnerai un pourcentage. Il sent l’alcool. Il revient dix minutes plus tard avec seulement un tiers de livres vendus, les autres ne sont pas assez côtés pour la revente. Je lui laisse dix euros sur deux cent trente de gains. Il me dit merci merci et je crois comprendre qu’il est prêt à recommencer l’opération. Je n’ai pas envie de me galérer de nouveau dans le métro avec les caddies pleins, je les abandonne à l’angle du KFC, boulevard de Strasbourg. Trois putes albanaises tapinent, ça leur fera de la lecture.

p. 62-63

IMG_20180401_143757_488

9. Rue Letort

Je vais dans un Point Web rue Letort, chez les Pakis, pour ne pas qu’on retrouve mon adresse IP en cas d’enquête. Je prends le poste 6. À côté de moi un rebeu vautré dans un fauteuil de bureau défoncé mate au casque une vidéo sous-titrée en arabe. Les touches de mon PC sont grasses, ça sent le renfermé et les oignons frits, je vois un rat qui cavale contre le mur du fond… comment peut-on bosser là-dedans ? Il est tard, je suis nerveux. Je me connecte sur BettieBook, j’invente à l’arrache un pseudo de hater, Lolalapage (j’ai décidé d’en inventer un nouveau à chaque message que je laisserai). J’écris : BettieBook, je trouve ta dernière vidéo pas terrible, on m’avait dit du bien de toi mais je suis déçue. J’ai quand même décidé de m’abonner à ta chaîne pour voir si tu progresses. Je file un euro à la vieille avec son foulard à la caisse, et laisse cinquante centimes dans la boîte sur le comptoir – «pur la moskee». Elle me sourit comme si j’étais un bon Français.

p. 63-64

IMG_20180324_124342_441

10. L’Hérytage

Bettie est off cet après-midi. Je prends le RER gare du Nord, direction Melun. Je me dis : « C’est mon roman ferroviaire à moi, et personne ne le sait. » Je la rencontre à L’Hérytage, un salon de thé cosy du centre-ville. Elle prend un thé au jasmin et un muffin maison, moi un café d’Éthiopie et pas de gâteau. Je lui retrace mon web parcours, que j’exagère. J’ai commencé super jeune sur la Toile, je suis un pionnier du secteur. Tout comme je l’ai repérée elle pour son potentiel, j’ai été remarqué moi au début du millénaire par les grands médias traditionnels, lorsque j’ai lancé la rubrique littérature sur critic-club.com, en 2004. Elle considère ma profondeur historique, approche la cuillère de ses lèvres. Je lui dis : « Bon, assez parlé de ma personne. Pour notre deuxième rencontre, apprends-moi ton langage. » Elle me dit : « Mon langage… Il y a la P.A.L. : la pile à lire, il y a le swap : on se fait des cadeaux entre booktubeuses, il y a la whish list, mais ça tu connais, c’est classiques, la liste des envies de lecture, il y a aussi le book haul, le butin de livres – les trouvailles à droite à gauche, quoi -, et puis il y a un truc qu’il faut que tu connaisses, c’est l’unboxing, le déballage filmé des livres achetés ou reçus. Ah, tu prends des notes ? » J’en profite pour sortir de mon sac un roman de mille pages arrivé au journal, L’Agonie de Gaïa. Elle me dit : « Non ! Tu l’as eu avant tout le monde? »

p. 66-67

IMG_20180401_140621_423

11. Plaza Athénée

Je prends un verre avec un ami, Chris, ancien critique littéraire qui a monté une start-up spécialisée dans la production de textes automatisée par un logiciel d’intelligence artificielle. Il travaille encore pour Le Monde, mais plus pour Le Monde des livres. Il propose au service politique une mise en forme verbale des données statistiques et des résultats électoraux. Ça me fait de la peine de le reconnaître, mais on ne voit pas la différence avec de la prose humaine moyenne. On est au bar du Plaza Athénée. Je lui demande de me prêter mille euros. Il fait oui de la tête. Puis je le consulte : « Y a-t-il des pots-de-vin proposés aux youtubeurs, des rémunérations occultes capables de les détourner de leur intégrité d’origine ? » Il répond : « Des pots-de-vin ! Qu’est-ce que tu es naïf… les rétrocommissions ont un nom officiel qui est «affiliation». Si un youtubeur recommande et fait vendre un produit, il suffit d’augmenter sa commission. » Je le consulte encore : « Ça peut faire scandale dans les communautés de fans pour les produits culturels ? » Il répond : « Oui, avec les jeux vidéos, où les followers d’un gamer connu seraient prêts à le démolir s’ils apprenaient qu’il se fait payer par les éditeurs de jeux pour faire la promo de leur dernière sortie… » Je dis : « Démolir ? » Il dit : « Démolir. » Je commande un deuxième spark royal (champagne, liqueurs, framboises fraîches), taille large.

p. 67-68

IMG_20180401_122302_880

12. Starbucks Coffee

rue de la roquette

Stéphane Sorge commente les vidéos de BettieBook sous le pseudonyme de «Souris-So» pour la complimenter et la soutenir face aux haters (qu’il incarne en fait sous d’autres pseudos). 

Elle a une course à faire à Paris. Je la retrouve dans un Starbucks Coffee, du côté de Bastille.

BETTIE : Top merci pour ton soutien, Souris-So…

MOI : C’est normal, et puis c’est tout à fait mérité.

BETTIE : Ça m’a fait du bien.

MOI : C’est fait pour.

BETTIE : Qu’est-ce que tu en penses des dystopies ?

MOI : Quand c’est réussi c’est cool.

BETTIE : C’est bizarre, moi les dystopies me rassurent. Parce que je sais qu’à un moment ou un autre ça va s’arrêter.

MOI : En même temps il y en a dix qui sortent chaque mois.

BETTIE : Je ne suis pas sûre que tu nous prends au sérieux.

MOI : Tu te trompes… Par contre, toi tu me prends pour le membre d’une espèce en voie d’extinction.

BETTIE (un temps) : Ce serait quoi pour toi la dystopie littéraire la plus flippante possible ?

MOI (après réflexion) : Coloniser le cerveau des lecteurs.

BETTIE : T’es bien sûr pour l’invit’ VIP à la convention de L.A. ?

MOI : On voyagera ensemble. Mais n’en parle à personne. Va pas te vanter auprès de tes consoeurs.

p. 71-72

IMG_20180324_124842_016

13. Melun

On est dimanche soir et on passe la soirée à Melun, chez Bettie. On mate en silence sur son PC portable un épisode de Californication, les aventures d’un écrivain qui n’écrit jamais et se fait plein de nanas. Je me sens bien. J’apprécie la nonchalance de David Duchovny, qui a maintenant les cheveux gris argent. Lui, je l’ai laissé il y a dix ans. Il n’a pas écrit une ligne depuis. C’est le premier épisode de la septième saison. Titre : « Un mec pas comme les autres » ; titre original : An amazing Writer. Bettie est contre moi, heureuse de suivre les aventures d’un écrivain vitaliste – ce soir, il drague une pharmacienne qui l’a reconnu et a lu tous ses livres -, avec sur le genou la main d’un critique littéraire ayant pignon sur rue, quoique chassé de Paris Première. Je vapote. C’est cool. Un épisode dure une demi-heure. On va en regarder trois ou quatre. Puis on fera l’amour. Pour la première fois.

p. 97-98

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.